Pulsions rétrogrades

 

Journaliste, spécialiste de l’Afrique, Rémi Carayol a poussé la conscience professionnelle jusqu’à s’infliger la lecture de plusieurs ouvrages commis par des militaires (des gradés, bien sûr) saisis par le prurit de la littérature. Ils sont inspirés par les opérations au Sahel (Serval, Barkhane…) et Rémi Carayol observe que 3 des 5 ouvrages recensés se caractérisent par un « imaginaire colonial omniprésent » et que « le temps béni des colonies (est) bien ancré dans les mémoires des militaires » (www.afriquexxi.info). Le général Barrera qui commandait Serval et qui pantoufle maintenant dans la groupe Thalès comme « Conseiller Défense Terre » se remémore avec émotion l’expédition sur Tombouctou en 1894, la « marche épuisante du colonel Bonnier suivie de celle du lieutenant-colonel Joffre »… En évitant de rappeler les tueries qui les accompagnaient… Il ne lui viendrait pas à l’idée de mentionner la sanglante épopée de la colonne infernale Voulet-Chanoine en 1899 vers le Tchad, ses horreurs, ses massacres, ses fillettes pendues aux arbres ce qui fit, en pleine affaire Dreyfus, moins scandale que l’assassinat des deux capitaines par leurs propres tirailleurs mutinés…

Aujourd’hui, la mission du général Barrera a été de « protéger » les populations noires « influençables » du Sud du Sahel contre les Arabes djihadistes fanatiques du Nord… Comme tout est simple ! Mais c’est surtout le fond idéologique de l’affaire qui est intéressant. Dans une sorte d’hommage incongru du vice à la vertu, Barrera conclut : « le communisme, notre ennemi précédent, avait une certaine vision de la société, des projets. Les nouveaux barbares n’en ont aucun » (cité par Rémi Carayol). Ainsi donc, « le communisme » aurait été l’ennemi officiel de l’Armée française ! Y a-t-il eu une déclaration de guerre ? On en apprend de belles… Quinze ans après Redeker, ces billevesées ont ainsi toujours cours et sont reprises par un haut gradé de l’Armée française, ex-général il est vrai, mais on a vu que les généraux retraités peuvent être très bavards et même tenir des propos factieux : la nostalgie coloniale mène à tout. Et c’est ainsi qu’au nom de la lutte contre un fumeux islamo-gauchisme on assiste à l’étrange convergence, entre autres, d’une coterie de généraux d’extrême-droite et d’une intelligentsia glissant à droite en un opportunisme où se pressent les nouveaux apôtres d’une République, d’une laïcité, d’un universalisme dévoyés en dogmes sectaires.

Il n’y manque même pas l’éternelle main de l’étranger. Des allégations aussi antifrançaises que celles prêtées à l’islamo-gauchisme ne peuvent qu’avoir été inspirées par des puissances extérieures conspirant contre notre identité nationale. Dans les années 30, pour la droite et l’extrême-droite, les Juifs étaient étrangers par essence ; dans les années 50, les communistes étaient censés être aux ordres de Staline… Aujourd’hui, par un singulier déplacement, l’islamo-gauchisme et son cortège d’étiquettes infamantes, « indigénisme », « cancel-culture », « wokisme », etc. ( appellations que personne ne revendique et qui ne fonctionnent que comme de purs stigmates) seraient scandaleusement importés… des Etats-Unis ! Ce ne serait qu’une mode scabreuse fabriquée dans ces lieux de perdition idéologique bien connus que seraient les « campus américains » ! Et voilà comment la nouvelle réaction, dans sa phobie éperdue du progrès et de l’égalité, en arrive à se vautrer dans un surprenant antiaméricanisme.

Les plus informés de nos nouveaux inquisiteurs n’ignorent cependant pas ce que la réflexion théorique sur ces fameux campus doit à ce qu’on a appelé la French Theory, Derrida, Deleuze, Foucault, puis Bourdieu, autant de grands intellectuels qui ont fait la réputation et sont l’honneur de la pensée française dans le monde entier. On devrait en être fiers ! Mais non, la droite et l’extrême-droite, la « gauche républicaine » à la Valls, les sectateurs intolérants du « Printemps républicain » les haïssent et honnissent leurs œuvres. Tout ce petit monde entretient une cohorte de demi-philosophes, envieux et pétris de ressentiment, les Onfray, Finkielkraut, Ferry, Enthoven, etc., piliers de médias comme on dit de bistro, qui croient compenser par des imprécations répétitives leur incapacité à construire une œuvre théorique personnelle de quelque profondeur. C’est la piètre revanche des médiocres. De pâles figures face à la puissance de concepts tels que la déconstruction chez Derrida, le biopouvoir chez Foucault, la violence symbolique chez Bourdieu... Ces concepts ont le tort inexpiable de dévoiler les mécanismes de la domination, de l’oppression. Insupportable pour les garde-mythes de l’ordre idéologique établi.

Quelques uns se sont donc hardiment rassemblés dans un prétendu « Observatoire du décolonialisme » auto-désigné pour surveiller et dénoncer leurs collègues universitaires qui s ‘aventureraient à dévier de l’orthodoxie réactionnaire censée aujourd’hui guider leurs pas. Ils disposent d’un site internet rutilant et ne semblent pas manquer de finances. Ils ont même organisé un colloque inauguré en grande pompe par le ministre Blanquer qui n’avait rien de plus urgent à faire avant d’aller folâtrer à Ibiza. Un grand moment de célébration républicaine où l’on aura cherché en vain, si on en croit quelques échos, la moindre considération authentiquement scientifique à propos de l’objet en cause, le dit « wokisme » unanimement réprouvé avant même que d’être jugé ! Dans son excellent compte-rendu pour l’Humanité (10.01.2022), Aurélien Soucheyre a bien résumé le sens de l’opération en citant l’organisateur principal de la chose pour qui il faut tordre le cou à l’idée que « l’oppression serait l’unique clé de lecture du monde contemporain ». Et d’ailleurs, l’oppression c’est comme la lutte des classes, elles ont disparu… Si elles ont jamais existé ! Chacun son négationnisme… Pernicieuse et inquiétante conjonction de pulsions rétrogrades à l’Université comme dans l’Armée…

NIR 273. 20 janvier 2022.