La nomenklatura libérale II
J’appelle nomenklatura le groupe dominant qui, dans un champ social donné, tend à accaparer par tous les moyens la majeure partie des biens matériels et symboliques circulant dans le champ. Le terme nomenklatura vient, on le sait, de la société soviétique où les postes dans l’appareil d’Etat et le Parti ont été à un moment confisqués par des dirigeants, responsables et cadres dont l’objectif n’a rapidement plus été que la conservation et la reproduction de leurs pouvoirs et privilèges, figeant et paralysant la société soviétique et la conduisant à sa perte. La nomenklatura libérale diffère par son origine, son ancienneté, sa base de classe, mais on y retrouve bien les mêmes pratiques parasitaires de détournement du bien public.
La nomenklatura libérale compte peut-être en France quelques milliers de personnes parfaitement identifiables mais généralement relativement discrètes dans leur opulence, moins par retenue que par dédain pour le reste de la société. Il a fallu l’enivrement de la victoire électorale de Sarkozy pour voir la tribu se laisser aller à l’esbroufe de la fameuse soirée post-électorale du Fouquet’s où a pu se donner libre cours, au vu et su de tous, l’arrogance de l’argent triomphant. Car on a ici une sorte d’aristocratie du fric qui fonctionne en circuit fermé, on ne peut y entrer que par cooptation implicite. Les nouveaux entrants doivent donner des gages et dans ce milieu les rivalités personnelles peuvent être féroces. Les relations interindividuelles y sont en effet fondées moins sur la confiance que sur la connivence et moins sur la solidarité que sur le décompte des services rendus réciproques. Elle n’est pas complètement homogène et l’on pourrait ici adapter la dichotomie opérée par Bourdieu dans un autre champ, celui de la culture, en distinguant héritiers et parvenus, les titres de noblesse libérale des uns et les quartiers de noblesse libérale des autres. Les héritiers, évidemment les plus légitimes, ont néanmoins besoin des parvenus qui, disposant généralement de plus de capital culturel que de capital économique, servent de relais aux héritiers dans l’ordre médiatique, par exemple, ou dans la diffusion du catéchisme libéral, marché, concurrence, etc. toute une théorisation ad hoc dont on a vu l’inanité. On trouve ainsi dans cette nomenklatura libérale toute une cohorte d’économistes officiels qui n’ont rien vu ni rien compris mais qui continuent imperturbablement à donner des leçons. S’ils ont « sous-estimé la crise » nous assure l’un d’eux, Patrick Artus, « ce n’est pas par complicité avec les banquiers ». Qui pourrait avoir une aussi vilaine pensée? MM. De Boissieu et Lorenzi, étalant leurs charges ronflantes de Président du Conseil d’analyse économique et de Président du Cercle des économistes, qui ne les ont pas empêché de se planter lamentablement, reviennent prêcher la bonne parole. Ils reconnaissent certes, avec un sens de l’euphémisme qui laisse pantois, n’avoir « pas su tirer les leçons de l’affaire Enron et des autres scandales du début des années 2000 », mais cette fois, c’est juré, « nous n’avons pas le droit de rater le coche » et ils n’en reprennent pas moins les platitudes sur la « refondation » des « règles de la gouvernance mondiale » (le Monde, 19.09.2009). Et avec le plus grand sérieux!
Or les pratiques mafieuses de la nomenklatura libérale, un moment contraintes à un minimum de modération, repartent de plus belle. J’ai déjà évoqué la gloutonnerie des administrateurs des grandes sociétés. Une petite information dans Sud-Ouest du 11.09.2009 nous apprenait que les administrateurs des sociétés du CAC 40 ont vu la valeur moyenne du jeton de présence augmenter de 15% entre 2006 et 2008 pour s’établir à 55 000 euros ; un administrateur peut cumuler jusqu’à cinq mandats dans les sociétés cotées... Augmentez-vous les uns les autres, a dit à peu près quelqu’un ... D’autant que le CAC 40 va très bien et que son indice approche les 4 000 points, ce qui devrait réjouir le peuple s’il n’était pas aussi ignorant en économie. Comme dit un « analyste », « il y a plein de pognon, il faut bien le placer quelque part » (le Monde, 20/21.09.2009). On appelle ça « l’abondance de liquidités ». Mais de qui parle-t-il? De la caste, bien sûr! MM. Michel Pébereau et Baudoin Prot viennent d’encaisser personnellement 1 million de plus-values sur stock-options (HD, 24/30.09.2009). C’est le cœur déchiré et la mort dans l’âme qu’ils ont du réaliser leur option car elle arrivait à son terme. Ils ont fait un don, c’est à la mode, pour soulager leur conscience, réduit en fait à peu de choses par le jeu des déductions d’impôts. Et il faudrait taire qui sont ces accapareurs dont les revenus sont à peu près inversement proportionnels à leur participation réelle à la production des richesses? On comprend, enfin, qu’à ce prix, une des caractéristique du clan soit la valse des administrateurs et les échanges de fonctions lucratives. On va y revenir.
28 septembre 2009