La nomenklatura libérale III

Les parvenus, dans la nomenklatura libérale française, viennent très souvent de la haute fonction publique. On le sait, c’est un véritable sport national qui voit énarques et autres polytechniciens, par exemple, « servir » d’abord l’Etat, en réalité s’en servir pour aller ensuite faire fructifier dans le privé un carnet d’adresses ainsi richement constitué, ce qu’on appelle un capital social. On peut remarquer qu’aux Etats-Unis, c’est l’inverse : les hommes d’affaires s’enrichissent copieusement dans le privé et une fois bien gavés, la cinquantaine arrivée, ils se découvrent, morale protestante aidant, une vocation pour le service de l’Etat. Leurs appointements sont alors relativement réduits, ce qui donne bonne conscience, mais ils n’ont évidemment pas coupé tout lien avec leur ancienne banque, par exemple, et on se doute que la fidélité, cela s’entretient. Bref, cela revient au même.

L’affaire Proglio est tout à fait emblématique de ces mœurs de la nomenklatura. PDG de Véolia, qui ne manqua pas de faire une opportune apparition au Fouquet’s le soir de l’élection de qui l’on sait, le voilà bombardé à la tête d’EDF. Hélas, le service de l’Etat pour éminent qu’il soit est mal (relativement, à ce niveau) rétribué. Que faire? M. Proglio ne risquerait-t-il pas d’être atteint du syndrome de la « peur du déclassement » dont un sociologue-économiste, vaguement réputé de gauche et amateur de vastes synthèses, vient de découvrir, nous dit-on, qu’il serait à la base, mazette! de tous les problèmes de la société française! Attardons-nous un instant sur cette étrange problématique où le chercheur ne distingue dans la population que deux catégories : ceux qui ont un emploi et un salaire stables, privilégiés et conservateurs, et les autres, les « précaires » qui ne doivent leurs difficultés qu’à l’égoïsme des premiers. C’est sommaire, mais ça marche. Sous les applaudissements de Parisot, de Xavier Bertrand ou, ce qui ne surprendra personne, de Manuel Valls. Il s’agit en réalité d’un stéréotype ressassé où l’on oppose artificiellement « exclus » et « inclus », sur le mode de la déploration, en ignorant soigneusement le troisième larron : l’exploitation capitaliste! Haro donc sur le salarié, ce nanti, corporatiste et insensible, dont le seul souci est la « préservation des avantages acquis », « privilèges » que la nomenklatura libérale qui tient aux siens a toute les raisons de dénoncer. La grande idée d’Eric Maurin est que ces salariés, acharnés à défendre leur « statut », n’ont qu’une peur, c’est de le perdre et de se retrouver au chômage. Une crainte illusoire, sans doute! D’où la floraison de « protections » dont ils bénéficient indûment (ne riez pas, même jaune, ce n’est pas drôle!) aux dépens des « précaires » démunis de tout dont la précarité ne doit rien à la jungle de l’économie de marché et tout à la crispation égoïste du salarié ordinaire, ce pelé, ce galeux d’où nous vient tout le mal! Ce triste individu serait ainsi marqué, et c’est bien fait pour lui, par la « peur du déclassement » laquelle, tout simplement, paralyserait l’ensemble de la société française. On reconnaît bien dans cette approximation rudimentaire ce que j’appellerai, en restant mesuré, de la psychologie d’économiste, la même qui voudrait nous faire prendre pour une variable évaluable influençant l’économie ce qu’ils appellent, sans perdre leur sérieux, le « moral des ménages », un concept bidon que reprennent sans sourciller des journalistes sans cervelle et qui n’est qu’une caricature de psychosociologie.

On comprend que Parisot et Xavier Bertrand s’emparent aussitôt de la chose. Le second prêche la « mobilité contre la précarité » et « l’accompagnement des personnes plutôt que la garantie des statuts ». Cette bonne âme n’a même pas idée que l’on puisse faire les deux, au besoin! Il faut dire que la droite et les libéraux, soudain saisis par le prurit de l’égalité, ont une solution : la précarité pour tous! C’est sans doute ce que Tocqueville appelle « l’égalité des conditions ». Ce long détour nous permet de mieux comprendre la triste situation de notre ami Proglio en tant que personne à accompagner pour lui éviter la peur du déclassement qu’entraîne son passage à EDF (moins 1 million d’euros par an, dit-on!). Dans un émouvant élan protecteur, le Conseil d’administration de Véolia vient d’inventer pour lui une curieuse sinécure de « présidence non exécutive ». On se demande à quoi ce machin peut bien servir pour l’entreprise mais cela permet au moins à son « protégé », outre la rémunération adéquate, de garder un régime fiscal favorable pour les actions de la société qu’il a bien entendu conservées. Comment des gens mal intentionnés pourraient-ils voir dans cette situation -qui en fait frise la concussion, le responsable d’une entreprise liée à l’Etat conservant des intérêts dans une entreprise privée- au moins un cumul abusif. C’est que, comme nous allons le voir, il y a cumul et cumul!

12 octobre 2009