La noblesse d'Etat I
La force de travail produit donc beaucoup plus de valeur que ce que le capitaliste en restitue par le salaire qui n'est que le prix qu'il paye pour l'acheter. La force de travail, ce sont les bras, le cerveau, tout le corps du travailleur et « exactement comme celle de toute autre marchandise, sa valeur est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production » (Marx, Salaires, prix et profit (1865), Editions sociales, 1966, p.45). Ou encore : « La valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des objets de première nécessité qu'il faut pour produire, développer, conserver et perpétuer la force de travail » (idem, pp.46-47). Lorsqu'un capitaliste achète de la force de travail pour 8 heures quotidiennes, le travailleur, au bout de 2 heures, par exemple, aura déjà pu produire la valeur de ce qui lui sera concédé sous forme de salaire, le capitaliste utilisera les 6 heures restantes à sa guise, comme travail gratuit ou surtravail qui génèrera une survaleur ou plus- value évidemment accaparée par le capitaliste. C'est la plus-value qui est à l'origine du profit mais pas seulement.
Ce rappel de marxisme élémentaire pour arriver à ceci : Marx, reprenant Malthus, ne disconvient pas que le partage de la plus-value profite aussi aux dépenses des « co-associés » du capitaliste, « les aristocrates fonciers, les haut-dignitaires de l'Etat et de l'Eglise, les rentiers fainéants, etc. », même si, à l'encontre de Malthus, il considère que le capitaliste participe aussi à ces dépenses. Marx raille ainsi les « mortifications de ce moderne pénitent de Vichnou, le capitaliste », écartelé entre la conservation du capital et la tentation de le consommer à laquelle il doit résister par un « effort moral constant ». Marx conclut avec cette ironie qui lui est coutumière : « il faut donc avoir renoncé à toute humanité pour ne pas délivrer le capitaliste de ses tentations et de son martyre ».
Parmi les co-associés et bénéficiaires envahissants de ce partage de la plus-value, on trouve cette élite politico-économico-financière arrogante, introduite aujourd'hui dans tous les rouages de l'Etat et de la société. Sélectionnée et formatée par les écoles du capital que sont l'ENA, HEC, Sciences Po, etc. elle y est instruite de la religion du marché pour la plus grande gloire de la foi libérale dont la plupart des heureux élus seront de fervents célébrants, ne serait-ce que pour accéder à la manne de la survaleur extorquée à la force de travail du plus grand nombre par l'exploitation capitaliste qu'ils s'emploieront, cela va de soi, à légitimer. Bien entendu, les intéressés -si je puis dire- ne peuvent que se récrier et prétendre servir un intérêt général qui leur est d' autant plus cher qu'il coïncide mieux avec leur intérêt particulier, jusqu'à, comme dit Bourdieu, « vivre le privilège comme un devoir, un service public ». Il ne manque pas de théories ad hoc pour les y encourager, par exemple, en économie, l'école dite néo-classique, régnant dictatorialement sur l'enseignement et la recherche en économie et nantie de garde-chiourmes veillant ombrageusement à l'orthodoxie de la discipline. Au point de faire abandonner en haut lieu le projet d'une nouvelle filière universitaire d'économie politique liée aux sciences sociales, projet censé introduire un peu de pluralisme dans cet enseignement. Insupportable hérésie aux yeux des mandarins de la vérité économique au premier rang desquels le médiocre mais bien introduit Philippe Aghion et le prix d'économie en mémoire d'Alfred Nobel, Jean Tirole, défendant âprement leur boutique. Deux apôtres de la concurrence à tout va... sauf dans l'enseignement de l'économie ! (voir la tribune de Jean-Pierre Dupuy et Frédéric Lordon, « Portrait de l'économiste en nettoyeur », l'Obs, 29.01.2015).
J'ai déjà évoqué, empiriquement, les mœurs de la caste dans deux séries de chroniques : « La nomenklatura libérale » en septembre-octobre 2009 ; « Des économistes bien nourris » en février- mars 2012. Pierre Bourdieu, bien avant, en avait fait l'analyse, scientifiquement, produisant le concept sociologique de « noblesse d'Etat ». On y reviendra. On va d'abord s'attarder sur les coutumes de ce milieu. A commencer par une triste illustration, cette accablante photo de l'Obsintitulée « La jeune garde du président », une brochette de spectres technocratiques à qui un communicant imbécile a dû conseiller de prendre un air sinistre pour faire sérieux, des petits marquis étalant leur fatuité dans les ors de la République, des « jeunes » déjà si vieux, déjà abreuvés des prébendes du capital...
23 mars 2015