Archéologie des nouveaux réactionnaires (2) »
Un certain nombre d'idéologues droitiers, décoincés par la démagogie sarkozyste, tiennent aujourd'hui table ouverte dans les médias, voire des tribunes permanentes (Finkielkraut, Zemmour, Brunet...). On les appelle parfois « nouveaux réactionnaires », sauf que leur « nouveauté » est pour le moins sujette à caution. Ils courent les émissions de TV et de radio pour se plaindre d'être censurés parce qu'ils seraient « antipolitiquement corrects » et combattraient la « bien pensance » de gauche. Bref, des rebelles ! Comique quand on les voit puiser dans la doxa la plus traditionnelle de l'idéologie conservatrice, ordre, autorité, inégalité (Emmanuel Terray, Penser à droite, Galilée, 2012) : les inégalités sont justes et nécessaires ; il y a des classes et des races inférieures ; l'homme est un loup pour l'homme et la concurrence interindividuelle est inévitable ; l'ordre social est juste et bon, il doit être respecté de même que l'autorité chargé de le préserver...
L'antiracisme étant décrété « bien pensant », le racisme devient respectable et les débordements de haine raciste parfaitement « compréhensibles ». A propos des Roms, un ministre « socialiste » a voulu nous faire croire que 20 000 miséreux mettaient en coupe réglée un pays de 65 millions d'habitants ; dans une famille de bonne bourgeoisie catholique l'excellence des principes chrétiens d'éducation a conduit les enfants à traiter une ministre noire de guenon... La parole raciste se débonde, cette sorte de surmoi social que les néoréactionnaires appellent « bien pensance » s'effondre, laissant libre cours à l'expression des pulsions les plus basses et les plus mortifères exacerbées par l'individualisme libéral. L'immigré, terme générique pour désigner tout ce qui n'est pas assez blanc ni suffisamment de souche, reste la cible principale. On dit même que cet individu douteux pratiquerait souvent, ouvertement, une religion détestable ce qui n'a pas manqué de susciter quelques carrières de procureurs autoproclamés s'autorisant d'une étrange forme de laïcité à l'usage exclusif d'un islam toujours suspect.
C'est cette doxa droitière qui permet de donner un semblant d'honorabilité aux slogans du Front national. Elle se fonde sur l'exclusion : racisme, xénophobie, haine de l'autre, haine des pauvres, haine de classe. On ne le sait pas assez, mais dès les années 30, dans la droite traditionnaliste, anticommunisme et antisémitisme étaient liés et l'on pourrait montrer que l'anticommunisme originel a sa source à la fois dans la haine des pauvres et la haine des Juifs. On dénonçait aussi déjà les immigrés comme menaçant la « cohésion nationale » et on s'inquiétait de les voir se tourner vers les « partis de la révolution » (Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France. XIXème-XXème siècles, Pluriel, 2007). Les néoréactionnaires ne font que ressasser le rejet de l'altérité, rejet qui a toujours caractérisé la pensée de droite. Il s'agit d'essentialiser une différence comme stigmate de l'autre qui me menace par sa seule existence, des métèques d'Athènes aux de cagots médiévaux, des bagaudes de Gaule aux Juifs de tous les temps, des prolétaires des XIXème et XXème siècles aux Roms et aux Arabes. Il s'agit de construire des réprouvés en objets de haine, boucs émissaires, diraient certains, comme garant d'une cohésion sociale piégée où les dominants détournent les revendications des dominés vers plus dominés qu'eux. Il s'agit avant tout de préserver l'ordre social et les formes que prennent l'oppression, l'aliénation, l'exploitation conçues comme l'ordonnancement universel de l'humanité voulu par Dieu ou la Providence. Le cœur de la pensée réactionnaire est la croyance irrationnelle en la nécessité d'une inégalité sociale de positions (empiriquement constatée) comme effet inéluctable d'une inégalité naturelle de dispositions (arbitrairement décrétée). Ce n'est pas pour rien qu'un des thèmes favoris des ultraréactionnaires de la « Manif pour tous » était la défense inconditionnelle de ce qui serait un ordre naturel des choses. Cet ordre naturel fonde une hiérarchie sociale intangible où chacun doit rester à sa place. Les pauvres n'ont que la condition qu'ils méritent et doivent s'y tenir. Toute forme d'aide fondée sur la solidarité ou la coopération sera disqualifiée comme un assistanat générateur de paresse car allant à l'encontre d'un ordre transcendant exigeant pour bien fonctionner des supérieurs et des inférieurs, des dominants et des dominés. Aucune justice sociale n'a lieu d'être, Dieu ou la Nature ont assigné chacun à son rang, tenter d'en sortir serait blasphématoire et attentoire à l'ordre du monde.
On comprend pourquoi les néoréactionnaires sont violemment hostiles aux sciences sociales. Celles-ci mettent au jour toutes les formes de domination, sociale, ethnique, sexuelle -dévoilement insupportable aux conservateurs-, elles montrent que tous les rapports sociaux sont construits et que ce que l'homme a fait il peut le défaire, elles ont ainsi fini par bousculer la tranquille naturalisation de l'ordre du monde ancien. Intolérable prétention mettant en cause la croyance complaisante en une transcendance figeant les rapports humains au profit des possédants et des exploiteurs...
Editorial pour Espaces Marx Aquitaine, 2 juin 2014