Pourquoi la gauche
Il est de bon ton aujourd'hui, et un peu partout, de refuser le « clivage gauche/droite ». Les intentions sont multiples, parfois bonnes, souvent mauvaises, mais toujours simplistes. Au Front national, on prône le « ni gauche, ni droite » puisque le seul conflit c'est entre « Eux » -les étrangers, les musulmans, les Arabes, les réfugiés manipulés par les technocrates comploteurs de Bruxelles- et « Nous » -Français, indistinctement patriotes et de race blanche-. Aussi indigne que soit cette position -qui relève de la pulsion archaïque du clan dans les débuts de l'hominisation- elle est néanmoins, hélas, l'expression d'une conviction. Chez un Macron, un cliché semblable, « dépasser le clivage gauche/droite », n'est que l'habillement d'une stratégie cynique et d'un opportunisme attrape-tout : antagonisme pseudo-sociologique factice entre « insiders » et « outsiders » ; opposition sans contenu entre « conservateurs » et « progressistes » fondée sur des généralités d'une affligeante platitude (j'y reviendrai)...
Sans avoir fait le tour des tenants de ces analyses rudimentaires, il faut ajouter que certains dans la gauche dite radicale cèdent volontiers à la tentation du lieu commun naïf « antisystème ». Pour Iglesias, de Podemos, c'est « ceux d'en-bas contre ceux d'en-haut ». C'est un peu court et tout juste digne d'un Raffarin qui parlait, rappelons-nous, de « la France d'en-bas » et de « la France d'en-haut ». On oppose souvent « les gens », voire les « vrais » gens ou même les « simples gens » à des entités mal définies, riches, puissants, caste, élite, finance... Récemment, sont apparus « les 99% », amalgame confus qui a peu de chance d'avoir quelque unité que ce soit. J.L. Mélanchon confronte « le peuple et l'oligarchie ». C'est un progrès, mais que met-on sous le mot peuple et où commence l'oligarchie ?
Toutes ces formules sont plus incantatoires que relevant d'une analyse sérieuse. On remarque surtout qu'elles font l'impasse sur ce qui structure la société : les classes et les luttes où elles s'affrontent. Les milliers de manifestants contre la loi-travail n'étaient pas des « simples gens », atomes anonymes d'un peuple aux contours incertains, mais des travailleurs conscients, organisés dans des syndicats dont le plus puissant, la CGT, donne toujours des cauchemars aux possédants de tout acabit... Même un Cohn-Bendit en convient (et ce n'est pas pour s'en réjouir!) : « le peuple de gauche, celui qu'on voit descendre dans la rue, est toujours empreint de cette idée révolutionnaire (de 1917) » (l'Obs, 22.12.2016). La haine de classe qui a déferlé, d'autant plus violente face à la qualité organisationnelle et à l'ampleur de la protestation, porte la marque évidente de la pérennité de l'antagonisme -et non d'un simple clivage- entre la gauche et la droite, antagonisme qui, au-delà même des étiquettes d'organisations politiques, est l'expression idéologique et politique de la lutte des classes. En d'autres termes, ce n'est pas parce que la social-démocratie a bafoué, renié puis liquidé les principes fondateurs d'une politique de gauche que celle-ci a cessé d'exister. Raisonnement à courte vue (ou intéressé). Le Parti socialiste étant passé avec armes et bagages idéologiquement à droite, on ne saurait plus lui opposer une « gauche de la gauche » ou une « gauche radicale » selon les poncifs des médias mais bien ce qui a toujours été désigné dans cette chronique comme une gauche de gauche : l'expression est de Pierre Bourdieu dans un appel de 1998, Pour une gauche de gauche, avec Christophe Charle, Bernard Lacroix, Frédéric Lebaron et Gérard Mauger. Une gauche de gauche appelée à devenir LA gauche et qui ne saurait se confiner dans une seule organisation, fut-elle une « France insoumise », ni s'en remettre inconditionnellement à l'appétence présidentielle d'un leader, aussi charismatique soit-il...
Enfin, j'y viens, la gauche a d'autant plus d'évidence à exister que la droite, elle, ne fait pas autant de chichis pour se mobiliser. La mise en place de la candidature Fillon en témoigne. C'est une droite implacable, issue de la bourgeoisie traditionnaliste de province, âpre au gain et dure aux pauvres, recyclée dans un ultralibéralisme mâtiné de réaction cléricale. C'est une bourgeoisie affairiste louis-philipparde, celle de Guizot intimant : « enrichissez-vous par le travail et par l 'épargne », celle de la toute-puissante « pièce de cent-sous » dans Balzac, celle de l'économiste libéral Jean-Baptiste Say conseillant : « Faites des épargnes plutôt que des enfants » !
NIR 174. 1er janvier 2017