Les nouveaux conservateurs
Difficile d'échapper aux apologies, louanges et dithyrambes adressés au nouveau président. Elégies à la jeunesse, hymnes au renouveau, odes à la « première dame », les courtisans médiatiques s'empressent à la table du pouvoir . Pourtant il n'est pas besoin de beaucoup gratter les dorures de circonstances pour découvrir un féroce conservatisme. Le macronisme n'est qu'une banale mise à jour des rouages du système qui l'a produit pour cette tâche. Il s'agit de préserver à tout prix les principes de l'ordre capitaliste, la propriété privée, la concurrence, la hiérarchie sociale qui justifie l'exploitation du travail par le capital. Le social-libéralisme a rallié, au nom du réalisme, l'ordre capitaliste, celui-ci n'est plus un système parmi d'autres possibles, il est devenu l'ordre même du monde. Toute remise en cause sera donc disqualifiée comme dangereuse, sacrilège ou utopique. Reste à faire accepter à l'ensemble de la société la nécessité et l'inéluctabilité de cet ordre et la faire s'y résigner, ce sera sous la forme d'une fatalité rabâchée par toute une rhétorique dont on va voir quelques éléments (en italique) puisés dans divers organes de presse.
Toute alternative à l'ordre capitaliste sera ainsi réputée impossible ou illusoire parce que contraire à une obscure réalité des choses, ou encore le monde tel qu'il est, le monde réel, le mur du réel, le champ du réel, la nature des choses, la réalité des faits et même le terrain, formule préférée du patronat. Dans cette rhétorique, le capitalisme n'existe pas, il est à lui seul l'économie. Pour faire expert, il suffira alors d'invoquer doctement les contraintes économiques, l'économie telle qu'elle est, les disciplines économiques les plus élémentaires, les règles de base de l'économie, les contraintes du marché... Le décès de Michel Rocard a ainsi été l'occasion de la célébration universelle d'un réalisme économique qui a su « dépasser les sectarismes » (Bayrou) et les « carcans idéologiques » (Kociusko-Morizet). Même J-L Mélenchon s'est cru obligé à un hommage ambigü : « un éclaireur nous a quitté. Sa vie est une leçon. A chacun de la méditer » (Sud-Ouest, 03.07.2016). Mais Rocard est aussi encensé comme représentant de la gauche du réel, la gauche réaliste qui accepte la confrontation avec le réel, la gauche de gouvernement avec sa culture de gouvernement et son parti de gouvernement par opposition à une gauche archaïque qui n'accepte le réel qu'à reculons, à cause de son allergie tenace à la réforme, son inadaptation au réalisme, son déni des réalités, son refus de comprendre le monde d'aujourd'hui...
Autres clichés répétitifs, lorsqu'il s'agit d'imposer l'austérité et des régressions sociales, on appellera ça des réformes ambitieuses et même courageuses. Il faut alors dire la vérité aux Français et pratiquer le parler vrai comme le faisait, paraît-il, Rocard. Cette gauche qui assume les responsabilités du pouvoir est opposée à une gauche utopique et impuissante comme si le seul moyen pour la gauche d'accéder au pouvoir était de se plier aux exigences du capital. Il est presque amusant de voir tous ces personnages, politicien(ne)s, expert(e)s, éditocrates s'agiter pour donner depuis leur plateau de télévision des leçons de proximité, faire la pédagogie du monde réel dont ils ignorent tout, répéter platement des formules vides de sens : être au plus près du terrain, au plus près des Français... On va jusqu'à essayer de nous faire croire que Macron, parce qu'il s 'est enrichi en cinq ans comme banquier d'affaires connait le monde de l'entreprise, ou, encore plus incongru, le monde du travail, alors qu'il n'est qu'un pur produit de la noblesse d'Etat et n'a connu que le trajet de l'ENA au pantouflage chez Rothschild en passant par la planque de l'Inspection des finances !
La sanctification de ce soi-disant réel est profondément conservatrice : le réel capitaliste a été construit et n' a rien d'immuable. Le libéralisme et le libre-échange ne sont nullement dans la nature des choses. Comme le remarque le politologue Rémi Lefebvre, « les socialistes s'adaptent au réel dicté par les marchés financiers. (Mais) de quel réel est faite la souffrance sociale ? » (l'Humanité, 06.05.2017). Le grand théoricien du libéralisme, Alexis de Tocqueville (1806-1859), a bien décrit le « réel » bourgeois : « les lois économiques étant en quelque sorte de droit divin », la pauvreté, « ce mal héréditaire et incurable » n'est pas une conséquence de l'ordre social mais est l'oeuvre de la Providence. Les « lois économiques sont placées hors de portée des révolutions » et les « attaquer serait mettre en cause la propriété et la famille sur lesquelles la civilisation chrétienne repose ».
NIR 184. 22 mai 2017