Le Pen, le peuple et les « gens »
C'est un bien curieux retournement. Voilà que les politologues distingués de la pensée dominante viennent de (re)découvrir le peuple. Ce même peuple qu'ils nous disaient dissous dans une vaste et informe classe moyenne, cette classe ouvrière qu'ils nous disaient embourgeoisée et devenue invisible... Leur nouvel intérêt se fonde en fait sur une bien mauvaise raison : ils croient pouvoir affirmer, avec un mélange de mépris et de jubilation, que les « couches populaires » auraient massivement voté pour Le Pen. Ce qui leur permet à la fois d'exprimer leur haine d'un peuple ainsi encanaillé et leur satisfaction de pouvoir proclamer, croient-ils, que les classes populaires échappent définitivement à la gauche. Cette accumulation d'erreurs et, dans le meilleur des cas, d'approximations tendancieuses n'a rien d'innocent. Les « politistes » sont ces personnages, toujours les mêmes (Perrineau, Reynié, etc.), qui ont colonisé les médias pour y vendre (fort cher), sans vergogne et pour l'édification des masses, ce qui n'est que leur propre opinion sous couvert de discours scientifique.
La fable du vote populaire lepéniste risque de faire long feu. Le sondage CSA-l'Humanité du 10.05.2012 fait apparaître que, chez les ouvriers et employés, 62% des actifs et 70% des ouvriers ont voté à gauche au second tour des présidentielles. Voilà qui ne paraît guére compatible avec leur prétendu lepénisme. Mais n'éludons pas la question. Comment des politologues supposés sérieux peuvent-ils faire semblant d'oublier qu'une large fraction des classes populaires a toujours voté à droite et qu'une partie a pu facilement glisser à l'extrême-droite ? De même, on sait qu'une bonne part de l'électorat communiste, depuis 30 ans, a glissé soit vers l'absentation, soit vers le vote socialiste. Le mérite de la campagne du Front de Gauche a justement été de mettre un coup d'arrêt à cette dérive et de remobiliser les électeurs communistes et apparentés. Ce que beaucoup d' « observateurs » ont d'ailleurs reconnu, non sans grincements de dents.
Une autre mode consiste à présenter les électeurs lepénistes comme une France souffrante (une sous-France?) et désespérée. Sans doute s'agit-il le plus souvent de dominés, mais de dominés qui ont fortement intériorisé les effets de la domination et croient exprimer une opinion personnelle en débitant les pires clichés de l'idéologie dominante, sur les « assistés », par exemple. Déconstruire l'idéologie du Front National et le ramener à ce qu'il est : l'ultime roue de secours du capitalisme, est nécessaire mais sans illusions excessives face à la force de préjugés, irrationnels par définition et qui font par exemple détester les immigrés sans jamais en rencontrer un seul ! La misère morale est plus difficile à combattre que la misère matérielle. Sans doute y a-t-il des égarés à récupérer, mais, tout de même, le beauf raciste qui pérore au comptoir du café du commerce, ça existe ! Le chasseur alcoolo et homophobe au fin fond du Médoc, ça existe ! La boutiquière bornée obsédée par son tiroir-caisse, ça existe ! Ceux-là n'ont jamais voté et ne voteront jamais communiste. J'en prends pour ma part aisément mon parti.
J'ai toujours récusé cette expression : « les gens », courante, hélas, dans le discours communiste actuel, pour désigner le peuple. Une désignation paresseuse et fausse. Elle entretient une regrettable confusion sur la diversité des classe populaires, elle bloque toute analyse socio-politique sérieuse, elle occulte la réalité des classes et fractions de classes et leurs conflits. Retenons les leçons de l'histoire. En juin 1848, la bourgeoisie républicaine se retourne contre les ouvriers qui l'ont aidé, en février, à chasser Louis-Philippe Ier du pouvoir. La répression est terrible et Marx note : « Dans les journées de juin, personne n'avait lutté plus fanatiquement pour la sauvegarde de la propriété et le rétablissement du crédit que les petits bourgeois parisiens, cafetiers, restaurateurs, marchands de vin, petits commerçants, boutiquiers, artisans, etc. » (Les luttes de classes en France. 1848-1850, Editions sociales, 1952, p.51). Cette petite bourgeoisie traditionnelle, qui fait partie des « gens », reste, par sa nature de classe, un vivier pour le Front National. Sans s'y résigner, gardons-nous à son égard de toute naïveté !
14 mai 2012