Sarkozy: un double bilan de faillite

Avec le sarkozysme, rarement le pouvoir de classe de la grande bourgeoisie aura été aussi arrogant et cynique. Autant que sous la monarchie de Juillet, sans doute, où la richesse fut instituée comme condition de la citoyenneté et où le banquier et président du conseil, Casimir Périer, proclamait en 1831 : « il faut que les ouvriers sachent bien qu'il n'y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation ». On a eu de même, en 2007, d'un côté le bouclier fiscal, de l'autre le « travailler plus pour gagner plus » et à la suffisance bouffie du monarque orléaniste a répondu la vulgarité et l'inculture du monarque présidentiel.

Au-delà, le sarkozysme n'est que le dernier avatar d'une contre-révolution reagano-thatchérienne initiée, en France, au milieu des années 80, par un gouvernement socialiste qui fit du ministre Beregovoy l'instrument de la dérèglementation financière. On ne saurait l'oublier... Et puis Sarkozy vint... La finance « décomplexée » et l'enrichissement des nantis furent décrétés grandes causes nationales, la cupidité élevée au rang de vertu et, à l'image des pratiques du monarque lui-même, l'ostentation des mœurs somptuaires des grands recommandée ; il se trouva même des doctes, appelés économistes, pour apporter la caution de la science aux débordements monétaires des puissants... Ce n'est pas une fable, hélas ! Qui ne se souvient des proclamations triomphantes de cette dame Lagarde claironnant : « Assez pensé maintenant ! Il faut réhabiliter le succès et son corollaire l'argent » ? Sarkozy n'a pas inventé l'oligarchie, il en a poussé jusqu'au bout la logique, dans cette société, pour en faire une authentique ploutocratie. Il copine ostensiblement avec les fortunés, héritiers et parvenus, et se flanque d'un appareil d'affidés, de mercenaires et de commis dont la médiocrité garantit la fidélité au point qu'il faut les munir d'argumentaires préfabriqués sous l'appellation pudique d'« éléments de langage ».

Sarkozy va réussir, un temps, à donner un nouvel élan aux recettes ultralibérales sévissant depuis 30 ans, avant tout la baisse des impôts des possédants. On connait la ritournelle : libre-échange, dérèglementations, privatisations et la compétivité dans une concurrence pure et parfaite feront le bonheur de tous par l'enrichissement indéfini de quelques uns. Le sarkozysme, c'est alors la réactivation de l'anthropologie libérale du mérite et du talent : ceux qui gagnent beaucoup d'argent, c'est parce qu'ils l'ont voulu et, par exemple, les rémunérations obscènes des grands patrons ne sont dues qu'à une compétence que l'on s'arrache sur le marché des dirigeants d'entreprise... Sauf que l'on sait bien, aujourd'hui, qu'en réalité ces éminents personnages se cooptent entre eux, à quelques dizaines, dans les conseils d'administration du CAC 40 où ils constituent les « comités de rémunération » s'attribuant réciproquement les revenus correspondant à leur avidité et leur vanité. Une véritable mafia où le copinage, l'arrivisme et le renvoi d'ascenseur tiennent lieu de mérite et de talent. L'image même du sarkozysme !

Et puis, il y eut, à la suite de la crise de 2008, la farce de la « moralisation » du capitalisme. Elle fit long feu. Comment un système dont le principe fondateur est l'exploitation de l'homme par l'homme et qui « remet l'organisation de la vie collective aux pulsions les plus basses, cupidité, rivalité, égoïsme » (Alain Badiou) ne serait-il pas profondément et définitivement immoral ? Là- dessus, en fait de morale, a surgi l'affaire Woerth-Bettencourt, révélant au grand jour les connivences rémunérées entre gros possédants et personnel politique. Quelle dignité pouvaient bien avoir ces laquais de la sarkozie venant quémander des subsides à la table d'une vieille femme riche, laquelle les connaissait à peine, et qui repartaient, toute honte bue, avec leur enveloppe ?

D'une crise l'autre. Pas plus que les précédentes nos grands économistes officiels ne l'ont vue venir. En 2008, l'un des plus écoutés, M. Patrick Artus, carillonnait : « le pire est passé » (Challenges, 3 avril 2008). Pas d'inquiétude, le même, aujourd'hui, continue de vaticiner... On découvrit néanmoins que l'auto-régulation des marchés était une blague et la « main invisible » un fantasme imaginé par le facétieux Adam Smith. Parant au plus pressé, Sarkozy annonça qu'il fallait de la régulation. Les économistes chefs, de Boissieu (CAE) ou Lorenzi (Cercle des économistes), feignirent la résipiscence : on n'a pas su tirer les leçons de l'affaire Enron, nous n'avons plus le droit de nous rater ! Les subprimes leur étaient néanmoins passées sous le nez, trop occupés qu'ils étaient à peaufiner leur théorie de la régression sociale comme « contrainte incontournable » nécessaire à « l'exigence de rentabilité du capital des entreprises »

Et voilà maintenant qu'ils nous font le coup d'une « dette publique » entièrement fabriquée grâce à leurs préconisations : baisse des recettes fiscales consécutive aux cadeaux faits aux riches pour « investir » ; remise des Etats, pieds et poings liés, à la rapacité des banques privées. Faut-il rappeler ici que tous nos grands économistes sont des conseillers de ces mêmes banques et qu'ils y ont donc des intérêts personnels ? Et ce sont ces quelques dizaines d'éminences qui dispensent, comme un véritable clergé, oracles et pénitences au petit peuple ignorant et soumis ! Tout cela n'empêche pas Sarkozy de jouer au capitaine courageux dans la tempête... On ne remarque pas assez le « courage », n'est-ce pas, qu'il faut à tous ces prêcheurs d'austérité et de « rigueur », doctes, solennels ou patelins, pour exhorter les autres à des sacrifices dont eux-mêmes ne pâtiront guère. Quel apparitchik de l'UMP, économiste officiel ou grand patron songera, par exemple, à moins bien se soigner ?

C'est ici la deuxième face du sarkozysme, une guerre impitoyable contre les classes populaires fondée sur la représentation libérale de ces classes comme inaptes, congénitalement paresseuses et potentiellement immorales. On reprit la vieille distinction des physiocrates entre pauvreté méritante et pauvreté méritée complétée par la fameuse théorie de l'individu rationnel. Ainsi les gueux, fins calculateurs du rapport coût/avantage entre le travail et le non-travail et suivant leur penchant naturel pour l'oisivité, se saisirait de la moindre occasion de choisir le second. Le RSA, en 2009, est fondé sur ces sordides spéculations. On nous le vendit pourtant comme la volonté « humaniste » du « bon » M. Hirsch appuyé par la bienveillance présidentielle. Il ne manqua pas, même à gauche, de niaiseries compatissantes : « une bouffée d'oxygène », « c'est mieux que rien »... des balivernes compassionnelles comme autant d'insultes à la dignité des pauvres alors que le RSA se fonde sur le travail comme « impératif catégorique » (Robert Castel) en dehors duquel on sera soit un misérable assisté soit un chômeur volontaire mais toujours un fainéant.

Le RSA créa ainsi un nouveau statut, celui de travailleur précaire assisté, comme expérimentation sur les chômeurs des niveaux de résistance et de résignation face à l'inacceptable. On essaya de faire passer pour de la solidarité ce qui n'était qu'une variable d'ajustement économique (Serge Paugam). L'objectif : renforcement de la flexibilité et diminution du « coût du travail » qui, pour le patronat, sera toujours trop élevé et dont il réclamera indéfiniment la baisse. Même dessein, mieux avoué, dans les geignements perpétuels sur les cotisations sociales patronales décrites comme d'insupportables « charges » pénalisant la sacro-sainte compétivité et privant les patrons de la joie désintéressée d'embaucher. Tous les malheurs du monde viendraient de ces «prélèvements obligatoires», pratiques «confiscatoires» d'un «Etat-providence» glouton et dépensier !

Le quinquennat de Nicolas Sarkozy restera celui d'une remise en cause systématique et agressive de toutes les formes de protection sociale . Les grandes manifestations de 2010 contre la réforme des retraites, certes inabouties, seront un moment majeur de la mobilisation populaire. Contrairement aux idées reçues et aux intentions proclamées, la dénonciation du « modèle social français » a des raisons moins économiques qu'idéologiques. Les libéraux n'ont jamais admis que puissent prévues et indemnisées solidairement les situations de non-travail provoquées par la maladie, l'accident, le chômage, la vieillesse. Le prétendu Etat-providence n'aura jamais été que le résultat d'une multitude de luttes sociales arrachant à l'âpreté capitaliste ces acquis que les libéraux et leurs perroquets médiatiques appellent avec mépris les «avantages sociaux». Pour le dogmatisme libéral les droits sociaux fondés sur la solidarité restent illégitimes, il lui faut donc imposer la remise de soi aux assurances privées, c'est-à- dire au marché. C'est la même démarche qui conduira Sarkozy au démantèlement, déjà bien engagé, des services publics, démantèlement qui pénalise avant tout les pauvres : démembrement de l'hôpital public, amputation des moyens de l'école dont les conséquences sur le renforcement des inégalités scolaires n'est pas pour déplaire, privatisations rampantes ou assumées, tout doit être remis au privé conformément au fondamentalisme libéral.

De même qu'à la production idéologique de la pauvreté méritée, le sarkozysme a de longtemps travaillé à la production idéologique de la compulsion sécuritaire et cela à partir d'une double représentation des classes populaires. D'une part des dominés qui ne doivent leur subordination qu'à une incapacité native telle qu'il est nécessaire de les dresser et les moraliser, ce fut le RSA ; d'autre part des dominés éventuels rebelles à une sujétion présentée comme inévitable et bienfaitrice, il faut en prévenir les révoltes contre l'ordre social en les criminalisant ou au moins en désamorcer les manifestations, ce fut la construction du « sentiment d'insécurité ». Bien entendu, la doxa sécuritaire se présentera sous les évidences du sens commun, c'est en ne prétendant rien de plus que de rendre manifeste ce qui est qu'elle fait être ce qu'elle dit qui est (Luc Boltanski).

Dans les termes du philosophe André Tosel, la « désémancipation sociale » provoquée par la destruction de l'Etat social sera complétée par une « guerre civile préventive » délibérée où l'administration de la nation se réduit peu à peu à un Etat pénal exacerbant le contrôle social et la surveillance des populations. On sait que Sarkozy n'aura pas hésité à utiliser les plus infâmes diversions pour mettre en place ce qui n'est pas une « dérive » sécuritaire mais une stratégie préméditée. L'instauration d'une véritable xénophobie d'Etat (Jacques Rancière) aura conduit aux expulsions arbitraires, à l'inhumanité de la chasse aux sans papiers, aux Roms... Ce fut la lamentable opération « identité nationale » dont le philosophe Michel Serres a pu dire qu'elle était à la fois une erreur de logique (l'appartenance n'est pas l'identité) et un crime politique.

La « violence des jeunes dans les écoles et les quartiers » est désormais considérée comme un fait qui ne se discute pas : comme si le vrai problème de l'école était l'éventuelle présence d'un couteau dans un cartable et non la violence symbolique permanente qu'est l'échec programmé des enfants des classes populaires et qui peut les conduire à un ressentiment somme toute légitime... La stigmatisation des (éternels) immigrés des banlieues surfe sur une islamophobie bricolée à partir d'une laïcité que l'on bafoue par ailleurs en pérorant devant le pape. Le racisme d'Etat est une tradition républicaine dont la fonction a été de légitimer la colonisation. La colonisation active a disparu mais, par un effet d'hysteresis, les dispositions racistes qu'elle a induite continuent d'imprégner la mentalité d'une large partie de nos contemporains, suscitant cette haine entre pauvres qui est l'arme principale de Sarkozy dans la perpétuation du « sentiment d'insécurité ».