« Les peuples prennent-ils jamais le pouvoir ? »

Le thème du 22ème Festival du Film d'histoire de Pessac, « La Conquête du pouvoir », devait être marqué par deux temps forts, la conférence inaugurale de Pierre Rosanvallon, « Les peuples prennent-ils jamais le pouvoir ? » et celle de Michel Winock, « Elections pièges à cons ? Une histoire du suffrage universel ». Des questions, comme on voit... Restées sans réponses.

Le propos de Rosanvallon était centré sur l'état actuel de sa réflexion concernant le fonctionnement démocratique, d'où un aspect souvent allusif parfois difficile à suivre. Au moins semble-t-il évoluer. Ses deux ouvrages récents, La société des égaux et Le nouvel âge des inégalités(avec Jean-Paul Fitoussi) marquent une inflexion certaine de sa pensée. Il ne va certes pas jusqu'à remettre en cause l'économie de marché ni l'illusion du libre-arbitre des agents sociaux dans une société de classes mais il déplore que « l'explosion des inégalités économiques et sociales (rende) caduque la notion de société de semblables et la visée d'appartenance des citoyens à un monde commun » (sur bibliobs.nouvelobs.com). Il dénonce la « sécession des riches » mais comment ne pas sourire lorsqu'il vient parler de «contre-révolution (...) pour qualifier le moment contemporain »... Car enfin qui donc, avec la Fondation Saint Simon, en particulier, a tant travaillé à parer de vernis idéologique, dans les années 80, la violence de l'invasion néo-libérale ? C'était le temps de la « deuxième gauche » rocardienne de lamentable mémoire et Rosanvallon commit avec deux compères, François Furet et Jacques Julliard, un petit manuel de résignation politique à la loi des marchés sous le titre La République du Centre ! Furet est décédé et Julliard lui-même vient de claquer la porte du Nouvel Observateur n'en supportant plus le ton bo-bo et l'idéologie sociale- libérale assumée.

Michel Winock a proposé une longue synthèse sur l'histoire du suffrage universel. D'aucuns la qualifieront de brillante. Les autres n'auront pas appris grand chose. Winock enchaîne un interminable chapelet d'épisodes archi-connus pour qui s'intéresse un minimum à l'histoire de la démocratie et il en profite pour aligner un certain nombre de clichés indémontrés comme le lieu commun selon lequel le scrutin proportionnel rendrait un pays ingouvernable. Par contre il n'insiste guère sur le rôle des artifices électoraux, comme le scrutin majoritaire, qui ne sont qu'une façon de confisquer ou détourner l'expression de la souveraineté populaire. Celle-ci a toujours été le cauchemar des possédants tel ce propos extravagant d'une quelconque députée UMP : « M. Papandréou n'a pas tenu ses engagements puisqu'il se retourne vers son peuple » (le Monde, 03.11.2011). Consulter le peuple serait donc une trahison ! M. Winock s'est bien gardé d'entrer dans les replis de l'imaginaire démocratique bourgeois, il y aurait découvert de bien étranges choses.

En fait l'histoire du suffrage universel selon M. Winock ne se situe que dans le ciel éthéré des idées politiques. Elle ne serait nullement concernée par la réalité des rapports sociaux et, en particulier, les luttes de classes. C'est refuser de voir que le suffrage s'est construit dans le cadre d'une démocratie libérale dont les pères fondateurs, depuis Montesquieu, ont lié propriété, richesse et capacité politique. La bourgeoisie libérale a concédé en 1848 le suffrage universel (masculin) mais n'en a pas cessé pour autant de dénier au peuple toute capacité politique. Ce qui a généré une caste de représentants, fondée sur la délégation de pouvoir, constituant un champ (et non classe) politique où des spécialistes auto-proclamés entrent en concurrence pour les positions à l'intérieur du champ. Les intérêts populaires, étrangers aux véritables enjeux du champ, sont alors écartés comme irraisonnés. M. Winock n'a pas répondu à la question « Les peuples prennent-ils jamais le pouvoir ? ». Pour le moment, la réponse est évidemment non ! Ce qu'il ne pouvait pas dire c'est que les périodes où, en France, le peuple en a été le plus près, c'est lorsqu'un Parti communiste fort, sous le Front Populaire et à la Libération, en a été lui-même proche. Dans tous les cas, étrange (?) fatalité, il en a été écarté, au final, par les sociaux-démocrates...

4 décembre 2011