Les « gilets jaunes » dans l'histoire

 

Le mouvement des « gilets jaunes » est encore ambigu et hétérogène. C'est néanmoins une authentique manifestation populaire d'une grande intensité. Dépassée la contestation des taxes sur l'essence ! C'est une rébellion en forme de cri de rage et de désespoir devant des conditions d'existence dégradées et insupportables qu'un pouvoir arrogant, présomptueux, confit dans la dévotion du dogmatisme ultralibéral a pris en pleine face sans avoir rien vu venir. Cet événement est une expression aussi puissante qu'inattendue de la lutte des classes même si la perception n'en est pas toujours bien claire. Beaucoup de ceux qui s'insurgent aujourd'hui auraient été les bienvenus dans la lutte contre la loi travail qui est une agression majeure contre l'ensemble des classes populaires . L'indignation quasi unanime devant la suppression de l'ISF sera-telle alors le signal d'une insurrection générale contre le pouvoir de l'argent ?

La sociologie du mouvement reste à faire. Mais pour cela, il ne faut pas compter sur le sociologue officiel du macronisme, M. Alain Touraine. Celui-ci livre à l'Obs (22.11.218) un entretien d'une consternante médiocrité où il reprend à son compte le stéréotype imbécile de la « France d'en haut » et de la « France d'en bas » ou le lieu commun pseudo savant opposant une « France des métropoles » -riche et diplômée- à une « France des périphéries » -indigente et aigrie-. Comme s'il n'y avait pas de « pauvres » dans les métropoles ! C'est un géographe, Jacques Lévy, qui rappelle heureusement, toujours dans l'Obs (29.11.2018), que « en France, 85% des pauvres habitent dans les centres et dans les banlieues des grandes villes ».

Encore dans l'Obs (22.11.2018), le sondeur Jérôme Fourquet, au milieu des platitudes sur la goutte d'essence qui a fait déborder le réservoir, a cette remarque judicieuse : « le prix du carburant, c'est comme le prix du blé sous l'Ancien Régime ». L'inculture journalistique a eu certes tôt fait de qualifier la révolte des Gilets jaunes de jacquerie. La Grande Jacquerie du milieu du XIVème siècle a été le fait d'un peuple épuisé face à une noblesse discréditée. Les Jacques étaient déjà désignés par leur vêtement, des sortes de vestes courtes dites « jacques ». Mais il y a eu bien d'autres rébellions populaires. Avant les grandes manifestations ouvrières du XIXème siècle, les révoltes, jusqu'au XVIIIème siècle, sont de trois ordres : antifiscales, frumentaires et pour la défense des droits d'usage . On se reportera ici à l'ouvrage classique de l'historien soviétique Boris Porchnev publié en 1963 par le Centre de Recherches Historiques de l'EHESS et paru sous le titre Les soulèvements populaires en France au XVIIème siècle (Science-Flammarion, 1972). La Guyenne sera une terre de grande révolte antifiscale, en 1548, contre la gabelle (impôt sur le sel) détestée. Les Pitauds seront cruellement réprimés par le connétable Montmorency mais la gabelle sera supprimée dans la province et les « gabeleurs » haïs à jamais. Et il y aura les Croquants en Limousin et Périgord, les Nu-pieds en Normandie, les Bonnets rouges en Bretagne, les Audijos en Landes et Béarn... En période de crise des subsistances, le froment se fait rare, la rumeur accuse les spéculateurs de stocker pour faire monter les prix : la crise frumentaire et les émeutes qui ont suivi contribueront à la chute de la monarchie de Juillet engluée jusqu'au sommet dans l'affairisme libéral.

Les révoltes populaires génèrent toujours de la violence et de la répression. On peut le déplorer mais les vertueuses indignations des puissants et de leurs chiens de garde médiatiques sonnent faux. Que ne dénoncent-ils la violence insidieuse et permanente que subissent les dominés ? Vivre avec moins de 1 000 € par mois, c'est une violence ! Perdre son travail par l'avidité des actionnaires, c'est une violence ! Cette dent cassée que l'on ne peut faire remplacer, c'est une violence ! L'étalage de ces richesses que l'on ne pourra jamais approcher, c'est une violence ! La dégradation des biens prend alors la forme d'une sanction populaire. C'est une destruction symbolique des signes de la richesse et du capital, banques, luxe, morgue ostentatoire de l'argent. Comme le dit l'historien Yves-Marie Bercé, c'est « un saccage ritualisé », « l'exécution d'une justice » (Croquants et Nu-pieds, Collection Archives, 1974, p.81). Samedi 8 décembre, à 21h30, « trois jeunes hommes sont interpellés sous les applaudissements des clients du palace du Grand Hôtel » raconte Elisa Cazcarra dans Sud-Ouest-Dimanche. Quelle éclatante illustration de la lutte des classes !

 

NIR 217. 10 décembre 2018.