Détruire l'Etat régulateur

 

 

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le libéralisme économique est déconsidéré. Le grand patronat de la Ruhr a largement participé à l'avènement de Hitler tandis que le patronat français a prospéré sous Vichy. Le capitalisme a alors survécu en s'adaptant à l'époque sous la forme du keynésianisme fondé sur un Etat régulateur, la demande (qui crée l'offre) et une politique de relance en particulier par l'investissement public. Ainsi revenu dans le jeu, le capital n'allait pas en rester là grâce à une offensive idéologique éhontée sur le thème d'une « liberté » sans qualificatif ni rivages face à la terreur des hordes bolcheviques que la monstruosité du stalinisme rendait vraisemblables. En réalité, la seule liberté qui intéresse le capital, c'est la liberté des marchés, le « miracle » (qui n'est qu'un mirage... enfin, pas pour tout le monde!) des « marchés libres » assurant la pérennité du « meilleur des mondes possibles » selon la formule voltairienne. L'Etat régulateur keynésien, garant de conquêtes sociales favorables au plus grand nombre, va devenir l'ennemi à abattre au nom de la « liberté d'entreprendre » ( qui n'a jamais été mise en question) et du « libre échange (le « doux commerce » de Montesquieu). On reviendra sur cette farce du libre échange censé assurer la paix par les relations commerciales alors qu'il a toujours été fauteur de guerre comme l'expression « conquête des marchés » le dit bien : les expéditions coloniales ou la mainmise yankee sur l 'Amérique latine n'ont jamais été autre chose que l'imposition par la force de relations commerciales inégales.

Tous les acquis sociaux arrachés sous le keynésianisme par la lutte des classes vont alors être mis en cause. C'est le moment de l'éclosion des grandes théories néolibérales dans les années 60. C'est Friedman dont le monétarisme, sous couvert de combattre l'inflation, vise à priver les Etats de toute souveraineté monétaire, ce dont découlera la fameuse « règle » des 3% de déficit, chiffre hasardeux, arbitraire et « dépourvu du moindre sens économique », selon son inventeur lui-même, Guy Abeille, qui a confessé l'avoir bricolé en quelques secondes sur un coin de table... C'est Hayek qui dès 1960 fixe le programme néolibéral : déréglementer, privatiser, tailler dans les budgets de sécurité sociale, endiguer la protection des chômeurs, juguler les aides au logement, réduire l'influence des syndicats (Serge Halimi, Le grand bond en arrière, p.201). Le néolibéralisme n'a pas été très regardant sur les formes politiques chargées d'appliquer ce programme : de l'arrogance bornée de Reagan au brutal cynisme de classe de Thatcher, de l'autoritarisme gaullien de Pompidou au fascisme ordinaire de Pinochet en passant par toutes les couleurs de la social-démocratie, Blair, Schröder, Delors, Gonzalès... sans parler de Clinton dont on oublie toujours qu'il fut un des principaux instruments de la revanche des possédants, supprimant, par exemple, l'aide fédérale aux pauvres en 1996 (Serge Halimi, o.c., p.278).

La pandémie libérale va vite gagner la France. Le compromis de 1945 n'a pas supprimé le capitalisme mais mis en œuvre le principe de la régulation comme une sorte de frein aux appétits des intérêts privés. La libéralisation va mettre en place des mesures de dérégulation (ou déréglementation) fondées sur le dogme de la concurrence qui « pure et parfaite » ou « libre et non faussée », comme ils disent, doit spontanément s'autoréguler et, comme on le constate tous les jours, faire le bonheur de l'humanité. L'offensive s'est bien enclenchée dès les années 60, les libéraux lançant le thème inépuisable de la « réforme » laquelle, on le sait bien, n'est qu'une contre réforme.

Les gaullistes avec Pompidou se convertissent à la sacro-sainte concurrence (et son totem, la compétitivité). De Gaulle et ce qu'il appelait « l'ardente obligation du Plan » est désavoué. C'est le règne des experts libéraux qui commence : on les nommait alors technocrates. Un certain Pierre Massé en est le précurseur (Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, L'Etat détricoté. De la Résistance à la République en marche, Editions du Détour, 2018). On ne va plus jurer que par la légitimation du profit et de l'économie de marché (ce qui n'est que du jargon pour ne pas dire capitalisme). Le rapport Nora, en 1967, officialise la notion de rentabilité des entreprises publiques et leur autonomie de gestion. Arrive 1981...

 

NIR 227. 13 mai 2019.