La pieuvre néolibérale
On se rappelle le grand espoir de 1981 et la loi de nationalisation du 13 février 1982 concernant les banques de dépôt (Paribas, Suez...), des sociétés comme Rhône-Poulenc, Saint-Gobain, Thomson, la retraite à 60 ans, les lois Auroux... On sait aussi la trahison social-démocrate qui a suivi... La même année, Delors mettait en place sous la formule jargonnante de « désinflation compétitive » la politique que Giscard et Barre en leur temps n'avaient pas osé faire. Tout un arsenal idéologico-politique va alors envahir l'espace médiatique. La guerre aux salariés va être déclenchée avec la désindexation des salaires, le refrain du coût du travail va devenir obsédant, l'austérité est présentée comme un impératif moral, des bateleurs d'estrade à la François de Closets, intellectuellement indigents mais forts en gueule, font fortune en travestissant en « privilèges » les acquis du modèle social, la télévision est mobilisée comme avec la honteuse émission Vive la crise, en 1984, où un Montand, entre autres, achève de se déconsidérer en « philosophe » reaganien pour vanter le « tournant de la rigueur » décrété par Mitterrand et piloté par Beregovoy...
En 1986, c'est la première cohabitation. Le gouvernement Chirac lance un vaste programme de privatisations : Saint-Gobain, Paribas, Suez, Société générale, Havas, etc. En 1993, avec les Balladur puis les Juppé, la valse des privatisations s'accentue, c'est une vingtaine de privatisations intégrales : Rhône-Poulenc, Elf-Aquitaine, Péchiney, Usinor-Sacilor, la BNP, les AGF, etc.. Jusqu'au chef d'oeuvre, en 2005, de la privatisation des autoroutes par Villepin. Entre temps, Jospin avait cédé à son tour pour plus de 30 milliards d'actifs d'entreprises publiques... Et à quoi cette braderie permanente a-t-elle servi ? En quoi notre société est-elle meilleure ? Les hommes et les femmes de ce pays en sont-ils plus heureux ? C'est exactement le contraire... Mais c'est, paraît-il, parce qu'on n'a pas été assez loin dans les « réformes »...
Le champ des activités de service public reste heureusement encore très large : école, protection sociale, transports collectifs, ordures ménagères et assainissement, courrier, hôpitaux, administration, recherche et culture, etc. En plus de l'Etat, les collectivités locales en prennent une large part. Sauf que le dogmatisme libéral cherche obstinément à y introduire les « méthodes » du privé. Cela donne un « nouveau mode de gestion » où l'on n'a plus affaire à des usagers mais à des « clients ». Les services publics ne devraient plus être considérés comme un bien commun. Le procès des anciens dirigeants de France Télécom a dévoilé crûment la nature du « new management » imposé aux services publics. C'est la gestion par la « performance », une direction des ressources humaines apparentée à un dressage, l'injonction permanente à la baisse des coûts, la compression des personnels. Cette « nouvelle gestion publique » (mais en anglais c'est plus chic) entend nier toute différence de nature entre gestion publique et gestion privée au nom de l'efficacité supposée de cette dernière. La manipulation répressive des personnels est érigée en règle, la brutalité des instructions est de mise, la cruauté des admonestations recommandée pour pousser le salarié à bout, un ensemble de stratégies fondées sur l'inhumanité de l'individualisme et de la concurrence. Et cela au nom de catégories prétendument découvertes en mai 68 -autonomie, créativité, initiative...- et dévoyées par le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiappello) qui en a souvent délégué la mise en œuvre à d'ex-maoïstes et autres gauchistes repentis qui trouvaient autrefois que la classe ouvrière n'était pas assez révolutionnaire et qui, revenus au bercail, considèrent que la classe ouvrière ne se résigne pas assez vite.
La pieuvre néolibérale étend ses tentacules sur l'ensemble de la société. C'est ainsi que le code du travail n'est plus un droit de protection des salariés mais est devenu avec la prétendue « loi travail » un droit de sécurisation du patronat. L'insécurisation des salariés est par contre bien vue, ils doivent être confrontés en permanence, sous prétexte de « compétitivité », à la précarité, à la perte d'emploi, à l'incertitude du statut. Il faut supprimer les « protections » au nom d'une soi-disant « culture du risque » qui ne fait que reporter sur l'individu les défaillances de l'organisation sociale. C'est la doctrine fallacieuse du « premier de cordée » lequel n'est pas là pour entraîner qui que ce soit mais pour se servir abondamment.
NIR 228. 27 mai 2019