« Ceux qui ne sont rien... »

 

Il aura donc fallu les effets délétères d'une crise sanitaire majeure pour que les grands bourgeois -et le premier d'entre eux- daignent se rappeler l'existence de ces foules d'individus besogneux, obscurs, dont on aperçoit à peine la présence et qui s'avèrent si nécessaires à leur confort. Quand on en parlait jusqu'ici, c'était pour déplorer leur manque de savoir vivre, leur inculture, leur paresse... Leurs conditions d'existence n'étaient dues qu'à leur absence de tout mérite, à leur incapacité d'initiative pour « s'en sortir »... Ils n'étaient jamais définis qu'en termes de carence et de déficience. Un éditorial de l'Obs (26.03.2020) parle avec une condescendance apitoyée d' « inégalités de destin ». La fatalité, quoi ! Il n'y a rien à y faire...

Dans leurs ghettos dorés, les riches n'imaginaient pas à quel point ils sont quotidiennement dépendants de cette plèbe ordinairement méprisée. Même Macron ne pouvait plus l'ignorer d'où cet aveu qui ne coûte rien selon lequel « notre pays, aujourd'hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». On attend la suite concrète de tels propos... Car enfin que sont donc ces « économies » à l'origine de cette injustice si doucereusement reconnue ? En fait, Macron ne sait plus à quelle communication se vouer. Sa première allocution se voulait guerrière : « nous sommes en guerre », agitant tous les poncifs du chef de guerre, de l'Union sacrée, du virilisme et du clairon... Jusqu'au dispositif militaire de la 1ère ligne occupée par les « soignants » dont l'héroïsation ne visait qu'à une dépolitisation de la crise de l'hôpital public. Changement de registre pour une seconde allocution surjouant le paternalisme et la compassion afin de faire passer la supposée nécessité de se remettre au plus vite au boulot, la reprise des classes le 11 mai ne visant à l'évidence qu'à « libérer » les parents pour qu'ils puissent reprendre « quoi qu'il en coûte » leur activité professionnelle.

Et « ceux qui ne sont rien » retourneront à leur néant. On s'empressera d'oublier qu'une caissière c'est plus important et plus utile socialement qu'un financier, un livreur qu'un communiquant, un éboueur qu'un manager... Le financier, le communiquant, le manager reprendront leur fonction de parasitisme social, de virus proliférant sur le corps social, un genre de virus dont il sera toujours plus difficile de se débarrasser que du Covid-19. Car l'infection a ici un nom : le néolibéralisme ! Ce n'est pas avec Macron comme infectologue que l'on va l'éradiquer. Il n'est que de lire le monument de tartufferie qu'est l'éditorial de l'Obs cité plus haut où une certaine Dominique Nora, qui en est la directrice, fait mine de s'interroger gravement sur ce que serait notre « modèle de développement ». Comme si on ne le savait pas... Elle parle de « modèle de mondialisation », de « système à bout de souffle », de « mode de vie moderne », de « dogmes budgétaires »... sans qu'une seule fois soit qualifiée ni même évoquée la nature de ce système... A moins qu'il ne soit inqualifiable au sens d'inavouable... Comme disait Tartuffe : « Par de pareils objets les âmes sont blessées » ! Mme Nora ne saurait prononcer sans déchirement ces mots interdits : capitalisme, néolibéralisme...

En fait, ce qui est en jeu, c'est le maintien des principes mêmes de ce système littéralement innommable. Dans l'échelle des non-valeurs de la bourgeoisie, encore au-dessous de ceux qui ne sont rien, il y a ceux qui sont moins que rien, ceux que le système maintient dans la précarité tout en les accusant de s'y complaire. Au nom de quoi et avec quelques mots de commisération on écartera impitoyablement toute perspective de relèvement des minima sociaux ou d'extension de la couverture chômage. Pour Michaël Zemmour, économiste à Sciences Po, c'est une stratégie assumée (le Monde, 29/30.03.2020). D'abord, dans l' « imaginaire social » du macronisme, si attentif aux attentes du patronat, l'exposition des ménages modestes à la crise et à la misère est un impensé de la doctrine. Ensuite, il s'agit d'amorcer, conformément au catéchisme néolibéral, un « choc d'offre » fondé sur l'ajustement à la baisse des salaires et la dérégulation, déjà bien entamée dans les ordonnances du plan d'urgence, du droit du travail. Ainsi, selon Michaël Zemmour, sous couvert de sortie de crise, on va « mettre à disposition du patronat et des ménages aisés une main d'oeuvre bon marché » dont la protection sociale et la protection au travail seront minimales ou absentes. Manière d'élargir le cercle des moins que rien...

 

NIR 245. 22 avril 2020