La légalité sarkosyste

Jaurès définissait la légalité capitaliste comme « un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l’exploitation du salarié par les possédants ». Il opposait ces « lois de privilège et de rapine » à celles qui, néanmoins, « résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions ». De longue date, la bourgeoisie a, au moins, cherché en permanence à remettre en cause les « modestes garanties » dont parle Jaurès. Mais jamais comme sous Sarkozy on a avec autant d’impudence multiplié les avantages légaux pour les possédants.

La manipulation sarkozyenne de la légalité, dans le domaine économique et social, peut se décrire en deux moments et une constante. Le premier moment, c’est bien sûr le « bouclier fiscal », emblématique de cette démarche où la légalité entend, en toute bonne conscience, soumettre la morale aux exigences de l’ « efficacité économique ». Tare originelle du sarkozysme que n’effacera nul baptême, immédiatement mis en place, presque hâtivement, comme s’il y avait des gages à donner de toute urgence au clan de privilégiés de la fortune dont il est toujours opportun de rappeler que Sarkozy est l’ami et l’obligé! Il s’agissait de magnifier d’abord, par une légalité de classe agressive, ce que la ministre de l’Economie et des Finances désignait comme « la réussite et son corollaire, l’argent ». Il fallait bien aussi enrichir encore plus les nantis sous couvert de
« production de richesses » puisque ces largesse fiscales devait permettre, selon la vulgate libérale, d’investir et de créer des emplois pour la joie de pauvres éperdus de reconnaissance et comprenant enfin la nécessité de « travailler plus pour gagner plus » et s’acheter une Rollex au lieu de se vautrer dans l’hédonisme des 35 heures ou les délices du chômage. Le cynisme de la caste a été à son comble lorsqu’on a proclamé sans vergogne et dans l’euphorie générale que le bouclier fiscal allait déclencher le retour des « exilés fiscaux », légitimant ainsi scandaleusement, après-coup, leur conduite indigne! Il est tout de même stupéfiant que dans un pays dit de droit la fuite de ces nouveaux « émigrés » dans des pays accueillants pour ne pas payer d’impôts en France ne soit pas considéré, tant du point de vue de la morale que de la citoyenneté, comme une sorte de haute trahison, une souillure morale qui devrait les frapper définitivement d’infamie. Mais pas du tout, on les plaint d’avoir du s’exiler, on les sollicite, on leur propose de garder l’essentiel de leur cher argent et on s’apprête à les accueillir à bras ouverts comme l’enfant prodigue...

Nous venons de vivre un second moment de la manipulation sarkozyenne de la légalité. S’il y a en effet une « bonne » légalité pour les capitalistes, il peut y en avoir une mauvaise que l’on évitera donc. C’est toute la pantalonnade à laquelle on vient d’assister autour de « l’encadrement » de la rémunération des patrons. Les sur-rémunérations patronales sont connues depuis longtemps. Ne citons que Forgeard (EADS) ou Tchuruk (Alcatel) pour qui, en avril 2007, la présidente du MEDEF, Laurence Parisot, se disait déjà « stupéfaite »! Deux ans plus tard, elle nous rejoue le même sketch. Sarkozy proclame noblement la nécessité de « moraliser » le capitalisme mais finalement, nous dit-on, « hésite » ou « répugne » à légiférer sur les revenus des grands patrons. Selon l’Elysée, « la morale et la décence sont des choses difficiles à instituer par la loi », ce qui est tout de même une considération assez sidérante et ne s’applique à l’évidence qu’à une nomenklatura au-dessus du commun! Remarque-t-on assez à quel point, dans le discours sarkozyste, le laxisme face à la délinquance des élites va de pair avec la stigmatisation permanente des « bandes de
jeunes » et la dénonciation indignée des séquestrations de patrons? C’est qu’il faut « conserver les compétences » (Daniel Bouton, dont la « compétence » a mis à mal la Société Générale), il faut éviter les « dispositifs confiscatoires » ( Philippe Marini, célèbre pour avoir proposé d’exempter d’impôts les actionnaires ayant perdu de l’argent dans la crise et, par contre, proposé de supprimer la demi-part supplémentaire dans la déclaration de revenus des mères élevant seule leurs enfants!) Comme a osé l’écrire, sans la moindre ironie, le quotidien Les Echos (25.03.2009): « La loi est nécessaire pour faire échec aux bandes de banlieue, la morale suffisante pour faire bouger les chefs

d’entreprise » (cité par le Plan B, avril-mai 2009). On continuera donc de disserter gravement sur la sordide farce qu’est « l’éthique du capitalisme » en s’efforçant d’ignorer que l’expression de « capitalisme moral », que l’on entend de plus en plus souvent, n’est qu’un parfait oxymore.

Il y a enfin une constante, moins visible, dans la manipulation de la légalité chez Sarkozy, c’est le projet obstiné de « dépénalisation de la vie économique » et plus précisément du « droit des
affaires ». Il paraît que les entrepreneurs seraient « victimes d’une guerre juridique sans merci » qui décourage, bien sûr, « le goût du risque et le goût d’entreprendre si, au risque financier, s’ajoute systématiquement le risque pénal; si la moindre erreur de gestion peut vous conduire en prison. La pénalisation de notre droit des affaires est une grave erreur, je veux y mettre un terme » (Discours à l’université d’été du MEDEF, août 2007). Bien entendu, une « erreur de gestion » ne conduit pas en prison, il faut qu’une intention frauduleuse ait été démontrée: la plus grande partie de la rhétorique sarkozyste est faite de ce genre d’approximations. La réalité est toute autre, début septembre 2007, le journal le Monde, que l’on ne saurait suspecter de malignité anti-patronale, a publié des chiffres édifiants: en 2005, sur 3,8 millions de condamnations pénales, il y en a eu environ 18 000 en matière économique, soit 0,5%, se répartissant à peu près pour moitié entre infractions à la législation du travail et délits économiques et financiers. Et 80% des peines se réduisent à un emprisonnement avec sursis ou à une simple amende. Et encore, si la visibilité de la délinquance de rue permet de s’appesantir sur les turpitudes attribuées aux classes populaires, l’invisibilité de la délinquance économique et financière en entraîne une méconnaissance massive. Délinquance le plus souvent sans plaignants, elle est rarement dénoncée dans les délais de la prescription et la répression en est d’autant plus difficile que, depuis 2002, les effectifs spécialisés dans la délinquance économique et financière ont été décimés. Il est vrai que, par ailleurs, depuis 2001, plus de la moitié des 140 sanctions pénales du droit des sociétés ont été supprimées. Cela n’empêche pas le MEDEF de réclamer, par exemple, que la durée de prescription du délit d’abus de biens sociaux qui est de trois ans, ne coure plus du moment où il a été découvert mais du moment où il a été commis. Cela s’appelle le « toilettage » du droit des affaires!

Dans le meilleur des cas, on déplorera donc plus ou moins vertueusement quelques « excès », tout en suggérant qu’il n’y a là, après tout, qu’un mal nécessaire, inhérent au processus inévitablement positif de production de richesses par des individus dont l’ « esprit d’entreprise » ne doit pas être entravé par de ridicules considérations légales et/ou morales! C’est ainsi que l’on fera admettre que les illégalismes peuvent être sanctionnés différemment selon l’appartenance sociale ainsi que le suggère le juriste Denis Salas (La volonté de punir, Hachette, 2005): « en haut, les élites disposent de moyens (avocats, experts du risque pénal), de stratégies de défense médiatique (fondées sur des réseaux d’amitié) et des ressources de la procédure pénale, ce qui place des boucliers procéduraux entre les juges et les puissants prévenus; en bas, pour les délinquants ordinaires, il n’y a ni procédure (sauf d’urgence), ni avocats (faute de moyens financiers), ni médias (sauf pour attiser le sentiment d’insécurité) ».

Texte pour le Sarkophage, juillet 2009