Le Sénat, le libéralisme et la démocratie

Le Sénat est-il une « anomalie démocratique »? Dans un système de démocratie libérale, certainement pas! Il en est au contraire l’expression la plus achevée. C’est un lointain successeur du Conseil des Anciens du 8 fructidor an III qui devait amener la « raison » au sein du Parlement selon le libéral et thermidorien Boissy d’Anglas pour qui seuls ceux « possédant une propriété » sont propres à gouverner avec « sagacité et justesse ». Ce qui était d’ailleurs une idée partagée par la plupart des philosophes des Lumières (sauf Jean-Jacques Rousseau) tel le baron d’Holbach pour qui « le propriétaire seul est un vrai citoyen », car suffisamment « éclairé » et indépendant pour être à l’abri des « pressions ».

Superficiellement, le Sénat apparaît, pour l’essentiel, comme une sinécure pour notables fatigués et le plus souvent opulents où l’on mange bien et voyage beaucoup aux frais du contribuable. Plus profondément, lorsqu’on fait du Sénat le représentant de la
« ruralité » aux dépens des villes, ce qui est derrière c’est ce vieux dogme libéral de la supériorité du propriétaire foncier dans l’ordre politique et moral. Sans compter, comme le remarque Benjamin Constant -l’autre grand classique du libéralisme politique, avec Tocqueville- dans ses Principes de politique que « les artisans entassés dans les villes sont à la merci des factieux. Les agriculteurs, dispersés dans les campagnes, sont presque impossible à réunir et donc à soulever ».

On ne le répètera jamais assez: le principe de la démocratie libérale est strictement élitiste. Le gouvernement doit être assuré par les « meilleurs », c’est-à-dire par ceux qui ont pu acquérir sagesse et compétence grâce à la culture et la réflexion que permettent seuls les « loisirs » assurés par la propriété et la richesse. Lorsque la fiction démocratique d’une république uniquement gouvernée par les propriétaires, telle que la voulait le libéralisme classique, n’a plus été possible, tout l’effort de la bourgeoisie a consisté à limiter, contenir, voire détourner la souveraineté populaire. Le mode d’élection du Sénat en est un bon exemple: l’expression populaire y subit un double filtrage, d’abord celui du système représentatif puis celui du suffrage indirect.

Le régime représentatif, en substituant le pouvoir parlementaire à la souveraineté du peuple, a pour objectif de contenir la puissance de celle-ci. Il s’agit d’édulcorer la volonté populaire -dont la seule évocation est aujourd’hui taxée de « populisme »- car, pour un libéral, le peuple n’est que le bouillon de culture de pulsions irraisonnées conduisant immanquablement à des revendications inconséquentes. Une des premières considérations du catéchisme libéral porte sur l’incapacité d’un peuple ignorant heureusement corrigée par le discernement d’élites qui savent d’autant mieux définir l’intérêt général qu’il se confond avec le leur!

Ces élites se trouvaient donc fort bien du suffrage censitaire. Il leur a fallu s’accommoder du suffrage universel jusqu’à en dévoyer la finalité présumée: en démocratie libérale, et contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, le but du suffrage n’est pas l’expression des doléances populaires mais la soumission à la domination par l’adhésion des masses à des règles du jeu politique déterminées par les dominants. On a pu ainsi dire que « bien loin d’accepter d’être dépossédés de leur autorité par la généralisation du droit de vote, les dirigeants de la société libérale

entendaient s’en servir comme d’un moyen de canaliser vers une action politique qu’ils déterminaient une effervescence sociale dont ils savaient qu’ils ne pourraient se rendre maîtres par d’autres voies. Le suffrage universel a joué ainsi, dans l’Etat libéral, le rôle d’une soupape de sûreté. Une soupape de sûreté n’utilise pas la force qu’elle libère: elle la neutralise » (Georges Burdeau, Le libéralisme).

Le caractère délégataire du suffrage dans la démocratie libérale est essentiel. Le même auteur parle d’une « démocratie formelle » où le rôle de l’électeur n’est pas de dire ce qu’il veut mais de choisir ceux qui seront censés dire ce qu’il veut. Et ce n’est apparemment pas suffisant, aussi on redouble de précautions contre l’expression populaire par diverses manipulations comme le scrutin majoritaire, le découpage des circonscriptions, etc. Jusqu’à l’abdication ultime qu’est la remise du pouvoir à un seul individu sous la forme plébiscitaire de l’élection d’un président de la république au suffrage direct.

2 octobre 2008