L'obsession de l'avoir
Il est souvent intéressant de jeter un coup d'oeil sur la presse de droite et patronale. On y est entre soi et on y parle souvent sans détour. D'où quelques aveux bien édifiants. Certes, on y prêche pour l'essentiel le catéchisme ultralibéral le plus stéréotypé. Quand on pense qu'on peut encore lire dans les Echos la prose d'un dinosaure patronal comme Yvon Gattaz -si, si ! Il survit encore- qui continue à vilipender, depuis au moins cinquante ans, avec un délicat sens de la mesure, des « charges » sempiternellement « himalayennes »... Tout aussi pondéré un jeune collègue en rajoute un peu plus bas avec des « déficits » évidemment « abyssaux » ! Comme on voit, dans les Echos qui passe pour un journal sérieux, on ne lésine pas, en guise de métaphores, sur les hyperboles géographiques et les clichés burlesques.
A l'étage un peu au-dessus quelques éditocrates libéraux, toujours les mêmes. Ainsi, M. A.-G. Slama, parangon de la bigoterie libérale, sévit dans le Figaro depuis des temps immémoriaux. Le 8 août il guerroyait, une fois de plus, contre ce qu'il appelle la « morale d'Etat ». M. Slama s'est fait une spécialité de pourchasser avec un zèle inquisitorial toute mesure mise en place par l'Etat visant à améliorer le sort des non-possédants lesquels ne seraient dans la nécessité que parce qu'ils l'ont bien mérité ! M. Slama défend noblement la « mise en jeu de la responsabilité individuelle dans les relations civiles entre les personnes ». Cette rhétorique distinguée ne fait que donner une apparence de décence au célèbre apologue du renard libre dans le poulailler libre lequel constitue bel et bien pour M. Slama le fonctionnement normal de la société.
Aujourd'hui, il s'inquiète de voir « alourdir la fiscalité du patrimoine ». Le contraire eut étonné. Car, lui « sait que la principale motivation des acteurs économiques à entreprendre, produire et épargner est le souci de transmettre le fruit de leurs efforts à leurs descendants ». Ah, l'héritage ! Il n'y a que ça de vrai. Surtout quand on n'a eu que la peine de naître dans le bon milieu pour hériter ! Les libéraux veulent faire de cette obsession de l'avoir -qui fonde toutes les dominations- la raison d'une soi-disant « nature humaine », concept fallacieux et utilitaire faisant de l'homme une « espèce tyrannique ». Pourtant, les Echos du même jour citaient le spécialiste italien de la génétique des populations, Luca Cavalli-Sforza, pour qui « les rapports de domination sont nés avec la sédentarisation, il y a environ 10 000 ans. En abandonnant l'arc du chasseur-cueilleur pour la houe de l'agriculteur, Homo sapiens a donné naissance à la propriété individuelle, puis aux rapports de soumission et enfin à la lutte des classes ». On trouve d'ailleurs ici une épatante confirmation de la fulgurante intuition de Rousseau qui figure au début de la Seconde partie du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes : « le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne ».
Le libéralisme politique comme le libéralisme économique sont des doctrines fausses dont le seul objet est la légitimation de l'oppression et de l'exploitation, de la domination de quelques uns sur le plus grand nombre en prétendant de nature des constructions historiques et sociales -dont l'avènement n'avait rien de fatal- telles que la propriété individuelle, la concurrence entre individus et l'écrasement des uns par les autres ! C'est faire du modèle bourgeois, celui des eaux glacées du calcul égoïste, pour reprendre l'expression de Marx, le modèle de l'humanité. Cette imposture ne durera pas éternellement !
20 août 2012