La face cachée du libéralisme
Structurellement, le mode d'existence de la bourgeoisie capitaliste est la poursuite obsédante, effrénée, d'un enrichissement individuel fondé sur l'exploitation organisée et légalisée de la force de travail du plus grand nombre. Cette situation où une minorité possède tous les instruments d'oppression de la majorité n'a évidemment rien d'inédit dans l'histoire et il n'a jamais manqué de doctrines ad hoc, par exemple la volonté divine, pour légitimer toutes sortes d'injustices. L'assujettissement de l'immense foule des non-capitalistes par une minorité de capitalistes possède sa théorie : le libéralisme. Celui-ci affiche une façade politique honorable : la démocratie libérale dont la fonction est de limiter, détourner ou confisquer le pouvoir du peuple par les mécanismes compliqués de la représentation contrôlée et de la délégation de pouvoir. Je dis bien façade car on sait que le capitalisme (libéralisme économique) s'est toujours parfaitement épanoui sous les pires dictatures, de l'Allemagne nazie au Chili de Pinochet en passant par l'Espagne franquiste. Mais outre l'extorsion de la survaleur (plus-value) sur le plan économique et l'encadrement des institutions sur le plan politique, le libéralisme a mis en place de multiples formes de la domination de classe, en particulier deux types de violences, la violence symbolique par quoi les dominés intériorisent la légitimité de la domination et la violence physique par quoi le pouvoir d'Etat aux mains de la bourgeoisie imposera ses impératifs au besoin par la force.
C'est ainsi que le libéralisme c'est aussi la répression ouverte et la violence de classe contre les masses populaires méprisées. C'est son univers sombre et sa face cachée. On en notera ici trois formes méconnues qui, pour relever de l'histoire, n'en ont pas moins été justifiées par les principes mêmes de la doctrine. Fin XVIIIème-début XIXème siècles, l'Angleterre libérale invente le premier univers concentrationnaire à destination des pauvres, les workhouses. Les « indigents », supposés aptes au travail, soupçonnés de ne rien faire par paresse, suspectés de vouloir vivre aux dépens des riches y étaient maintenus dans les conditions les plus abjectes possibles, rations alimentaires minimales, séparation des familles, châtiments corporels de façon à ce qu'ils acceptent à l'extérieur n'importe quelle tâche (Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, 2013, pp.83-89). Les workhouses ont disparu mais pas l'idéologie qui leur a donné naissance, toujours bien présente dans les injonctions et menaces adressées aux chômeurs toujours considérés comme des fainéants de conviction et des simulateurs potentiels.
Autre forme de violence dont les libéraux ne se vantent pas : les déportations d'enfants pauvres. Le libéralisme anglo-saxon est encore en première ligne : jusque dans les années 1970, 100 000 enfants ont été expédiés dans le Commonwealth, surtout en Australie, l'Etat britannique se débarrassant ainsi de leur entretien et fournissant aux colonies une main d'oeuvre facile. On sait maintenant combien ces enfants y étaient maltraités, nourriture immonde, travail forcé, abus sexuels. C'étaient des enfants de familles pauvres stigmatisées comme inaptes, il était donc permis de les en séparer et de les exiler. Pour la France, Michel Debré, grande figure du gaullisme, battu en Indre-et-Loire aux élections législatives de 1962, se fait élire à La Réunion en 1963. Son plus haut fait : l'exil forcé de 1 600 enfants réunionnais, arrachés à leurs familles et à leur sol pour « repeupler » notamment le département de la Creuse. Une authentique déportation post-coloniale avec exploitation économique et de nombreux cas de maltraitance dans une grande démocratie libérale en plein XXème siècle.
Il y a pire. La préservation d'une élite de la richesse et du savoir a toujours été au cœur de la doctrine libérale et la crainte des bonnes classes de se voir submergées par la prolifération des enfants des classes inférieures a toujours été lancinante. Ici aussi une fausse science, l'eugénisme, a été inventée pour protéger l'élite d'une contamination par les « mauvais gènes » d'individus tarés d'une populace forcément corrompue. Des programmes de stérilisation forcée ont été mis en place dans la moitié des Etats américains touchant des dizaines de milliers personnes jusqu'en 1956. En Suède, la loi a permis de stériliser 60 000 femmes jusqu'en 1976 ! La théorie libérale s'accommode de telles pratiques censées corriger les « imperfections » de la nature pour préserver l'ordre social.
NIR 183. 8 mai 2017