La mythologie de l'entrepreneur (I)

Un des aspects les plus étonnants de la domination symbolique aujourd'hui est bien cette propagande échevelée sur le thème de « l'entreprise » comme seule productrice de valeurs et de « richesses ». Elle s'appuie sur toute une mythologie de « l'entrepreneur », ce « héros des temps modernes » comme dit ironiquement Maurice Ulrich dans l'Humanité (08.10.2012). Un certain  Frédéric Monlouis-Félicité, « délégué général » de l'Institut de l'entreprise (dont la dénomination pompeuse n'est que celle d'une banale officine patronale comme il existe tant) concédait dans Sud-Ouest : « il faut qu'on se dise que les créateurs de richesses, ce sont les entreprises » (07.10.2012).

     Je l'ai déjà indiqué, ni l'entreprise (c'est-à-dire le capital), ni l'entrepreneur (c'est-à-dire le détenteur du capital) ne créent par eux-mêmes de richesses. Ce n'est pas l'entreprise qui crée de la richesse mais bien ceux qui y travaillent, du cadre à la femme de ménage. Et même le facteur qui porte le courrier et l'électricien qui fournit l'énergie sans lesquels l'entreprise ne pourrait pas fonctionner. Sans parler de l'enseignant qui les a tous formés et que « l'entrepreneur » méprise parce que c'est un fonctionnaire. Je soutiens que telle institutrice retraitée qui a appris à lire à plusieurs générations d'enfants de sa commune a été plus utile à la société que ne pourrait jamais l'être un Bernard Arnault dont la seule fonction est d'entasser des milliards (+9% en 2012) et d'accumuler des biens personnels. 

     La mythologie de l'entreprise s'exprime dans un discours pauvre et stéréotypé assez facile à déconstruire. J'ai rassemblé un petit corpus de six textes : deux pages de pub patronale d'octobre  2012 (on n'est jamais si bien servi que par soi-même), l'une d'un club de « grands patrons », Croissance Plus (C+), l'autre d'une boîte de gestion de portefeuille, Carmignac Gestion (CG), un article du Figaro (F) (26.09.2012), des propos d'un « entrepreneur au bord de la crise de nerfs », M. Simoncini (Meetic) dans le Monde du 09.10.2012 (S), un article d'un idéologue patenté, M. Philippe Manière (PM) dans l'Express (10.10.2012) et même un autre d'un idéologue bénévole, M. Pascal Picq (PP), éminent paléo-anthropologue, qui s'est découvert une vocation de défenseur de ce qu'il appelle « l'essence du libéralisme entrepreneurial » pour laquelle il convoque sans vergogne et de manière parfaitement abusive Darwin et Lamarck qui n'y sont pour rien (Sud-Ouest, 20.10.2012).

     Et maintenant rejoignons le monde enchanté des gentils entrepreneurs car, figurez-vous, « pour créer une entreprise, il faut être dans un rêve » (PP). Ah, comme c'est beau, tous ces patrons rêveurs ! Mais ce sont aussi des aventuriers car « l'aventure entrepreneuriale apporte la performance » et c'est « notre mission auprès de l'épargnant » (CG). Il est entendu que ces êtres d'élite sont des bienfaiteurs de l'humanité dont la première préoccupation est de « créer des emplois », comme ça, pour faire le bien. Ce sont des « gens qui prennent des risques, acceptent les échecs et créent emplois et richesse » (PP), des « créateurs, des conquérants, des bâtisseurs de croissance et créateurs d'emplois » (C+) dont la « volonté d'entreprendre (est) créatrice de valeur, d'emplois et parfois même de bonheur » (CG). Il leur arrive certes de s'enrichir, ce n'est jamais dû qu'à « leur travail, leur inventivité, leur opiniâtreté » (PM)... mais jamais à l'appât du gain... seulement la « fibre entrepreneuriale » (S)...

     On pourrait multiplier les perles de cet invraisemblable et ridicule apologétique tellement éloigné de la réalité quotidienne et de la simple vérité. Pour M. Pascal Picq, catéchiste insoupçonné de la libre entreprise, « la réussite de certains bénéficie à l'ensemble de la société ». Ruse ou naïveté, comment un intellectuel un peu attentif peut-il encore proférer une telle énormité. Dans sa tour d'ivoire, M. Picq n'a jamais eu vent d'insondables inégalités, de précarité, de chômage, de misère dont est directement responsable le système qu'il encense qui, loin de bénéficier à l'ensemble de la société, n'assure -comme il semble être le seul à l'ignorer- que le profit maximum de quelques uns. Qui peut encore prendre au sérieux cette mauvaise littérature où « l'entrepreneur », dans sa grande bonté, « donne » du travail... Non, il l'exploite pour un profit personnel !

                                                                                                                             (à suivre)

 

4 février 2013